CHAPITRE XIX
— Ysaye, dit Jessica, l’interrompant d’une petite tape sur l’épaule, heureusement pendant qu’elle et Lorill prenaient un verre. Excuse-moi, mais as-tu vu David ?
Ysaye se retourna, battant des paupières. La question de Jessica paraissait bizarre.
— Non, pas après la cérémonie du nom et l’arrivée du Seigneur Hastur. Je crois qu’il est parti avec Kadarin, mais je ne sais pas où. Pourquoi ?
— J’essaye de le localiser, et j’espérais que tu saurais où il était, répondit Jessica. Bon, si tu le vois, dis-lui qu’Elizabeth est allée à la serre de Ryan pour regarder des plantes ou autre chose, d’accord ? Tu connais David ; s’il ne la voit pas, il va s’inquiéter. Je retourne au vaisseau, alors tu le verras sûrement avant moi.
Un filet de sueur glacé coula dans le dos d’Ysaye, et un frisson de prémonition l’agita. Des plantes ? Pourquoi Elizabeth irait-elle regarder des plantes ? Et pourquoi pas en plein jour ?
D’autres questions se pressèrent dans sa tête, questions qu’elle ne pouvait pas poser à Jessica. Pourquoi Evans s’était-il arrangé pour être seul avec Elizabeth ? Il n’y aurait personne au bâtiment des sciences ; tout le monde était ici, au château. À sa connaissance, même les plus humbles techniciens s’étaient arrangés pour se libérer aujourd’hui et demain, soit en prenant de l’avance dans leur travail, soit en demandant à Ysaye de programmer l’ordinateur pour monitorer leurs expériences.
Eût-il été le Capitaine lui-même, Ryan Evans n’aurait pas pu imaginer rendez-vous plus intime. Et Ysaye avait un pressentiment de mauvais augure sur ce qu’il comptait faire de cette intimité.
— Merci Jessica, je le lui dirai, dit-elle distraitement, cherchant ce qu’elle pouvait faire immédiatement.
Si elle pouvait seulement gagner du temps – Elizabeth n’était pas partie depuis très longtemps. Impossible qu’Evans soit déjà arrivé à ses fins, et si elle parvenait à l’interrompre, elle arriverait peut-être à la serre à temps pour prévenir un malheur. Mais comment l’interrompre ?
Puis elle eut une idée. Evans avait spécifié devant témoins qu’il n’avait pas encore fait son rapport. Le Capitaine savait qu’il était rentré, et avait donné son approbation tacite pour qu’il remette ce rapport au lendemain – mais cela était contraire au règlement, et l’ordinateur ne savait pas qu’Evans était officiellement de retour à Caer Dom. D’après le règlement, il devait au moins « pointer » à son retour, et c’était l’ordinateur qui était chargé de s’en assurer. Tout ce qu’elle avait à faire, c’était de signaler à l’ordinateur qu’il était à distance d’appel, et il ferait le reste.
Elle activa son communicateur – même à une fête comme celle-là, tous les Terriens en avaient un sur eux en permanence – et enfonça plusieurs touches. En quelques instants, elle eut signalé la présence d’Evans à Caer Dom et l’ordinateur émettrait un appel qu’il répéterait jusqu’à ce que Ryan y réponde. Impossible d’échapper à ce « bip » insistant de sa mani-comm et de son labo.
Cela le retarderait un peu – suffisamment pour qu’Ysaye ait le temps d’arriver à la serre et de trouver un prétexte à éloigner Elizabeth.
Dame Ysaye, lui dit télépathiquement le Seigneur Hastur. Vous êtes inquiète pour votre amie, et vous semblez craindre pour elle. Puis-je vous aider de quelque façon que ce soit ?
Elle ne pensait pas qu’il avait perçu ses soupçons, seulement ses inquiétudes, mais elle fut touchée et reconnaissante de sa proposition. Ce garçon n’avait pas un mauvais fond, après tout !
Trouvez David, et dites-lui… dites-lui qu’Elizabeth a besoin de lui. Puis venez à la serre de Ryan Evans au bâtiment des sciences – tenez, regardez où elle se trouve.
Elle ne savait pas pourquoi elle ajoutait cela ; peut-être parce qu’elle avait besoin d’une présence – d’un homme, même très jeune qu’Evans ne pourrait pas terrasser – pour la soutenir. Maintenant, elle regrettait d’avoir refusé tous les cours d’autodéfense. Jessica n’aurait pas besoin de trouver un homme pour la défendre – et Aurora non plus. Et pour le moment, elle ne voulait pas non plus mêler d’autres Terriens à cette histoire. Comment expliquer son appréhension soudaine envers Evans ? On lui rirait au nez ou on discuterait, et elle perdrait du temps. Il était Terrien, membre de l’équipage comme eux, et de plus, le meilleur ami du mari d’Elizabeth. Pourquoi aurait-il tenté de la molester ? Le temps d’en convaincre un seul de l’assister, il serait peut-être trop tard. Evans n’était pas exactement populaire parmi ses camarades, mais personne ne l’avait jamais accusé de viol ou d’intentions de viol. En revanche, Lorill ne discutait pas ; il acceptait sa prémonition sans ergoter. Il représentait sa meilleure carte.
Cette communication télépathique avait un avantage auquel elle n’avait pas pensé jusque-là – elle put lui montrer exactement où se trouvait la serre. Il hocha la tête, et, avant qu’il ait pu faire un geste, elle pivota sur elle-même et courut vers la porte, ignorant les regards perplexes des assistants.
Elizabeth se pencha pour respirer l’odeur entêtante des fleurs – à l’instant même où se déclencha le « bip » de Ryan.
Il poussa un juron, et enfonça le bouton de sa mani-comm pour interrompre le « bip » insistant, mais sans résultat.
— Maudit ordinateur, grommela-t-il. Ne bouge pas, je reviens tout de suite.
Il traversa la serre en courant, et dégringola l’escalier laissant Elizabeth seule dans la serre.
L’odeur des fleurs était à la fois capiteuse et résineuse, mélange de gardénia et de pin, et un instant aussi, enivrante. Mais une fraction de seconde plus tard, Elizabeth se demanda pourquoi elle avait trouvé cette odeur si grisante – elle n’était pas lourde, mais légère et délicate. Si légère en fait qu’elle lui montait à la tête et qu’elle avait l’impression de flotter.
Le vin lui avait donné une légère migraine, maintenant disparue, et elle éprouvait un immense sentiment de bien-être.
Est-ce pour ça que les gens aimaient s’enivrer ? Elle s’assit devant le plateau de fleurs, et, levant les yeux sur le toit de verre de la serre, elle contempla la lumière qui explosait en éclats de cristal au-dessus d’elle.
Pour la première fois de sa vie, elle eut l’impression d’« être une » avec la nature, le monde et même ces fleurs, impression si souvent décrite par les mystiques. C’était incroyable. Elle percevait même ce que ressentaient les fleurs, leur aspiration vers le haut à la recherche de la lumière, vers le bas à la recherche de la nourriture. Leur désir lancinant des brises estivales, semblable à son désir lancinant pour David…
En ce moment même, tous les sens en feu, elle le désirait avec une intensité inconnue jusque-là.
Elle entendit des pas à cet instant ; pensant que c’était David, venu répondre à son appel, elle se leva en chancelant et se retourna…
Mais ce n’était pas David, seulement Ysaye.
Elle fronça les sourcils, troublée. Pourquoi Ysaye ? Elle voulait David !
— Où est-il ?
Puis elle se mit à pouffer, car elle voyait les mots s’échapper de sa bouche et rester suspendus en l’air, comme ceux de la Chenille sur une image d’Alice au Pays des Merveilles.
— Où est David ?
— Il arrive, Elizabeth, répondit aussitôt Ysaye.
Elizabeth se rembrunit, car elle voyait aussi les pensées d’Ysaye. Pourquoi pensait-elle que Ryan avait de mauvaises intentions à son égard ? C’était ridicule – Ryan l’avait fait venir uniquement pour lui montrer ces fleurs ravissantes…
Ysaye serra les dents devant l’expression de son amie ; Elizabeth était dans un état d’intoxication avancée, et sans doute aussi d’hallucination, à la façon dont elle regardait autour d’elle, comme si elle avait des visions. Pas étonnant étant donné le petit hobby d’Evans. Ainsi, – techniquement – cela n’aurait pas été un viol, Elizabeth n’aurait probablement pas réalisé ce qui lui arrivait. Mais seuls Dieu et Elizabeth savaient comment il lui avait administré la drogue. À la fête, peut-être ?
Enfin, peu importait ; l’important, c’était de l’emmener d’ici avant le retour d’Evans.
— Viens, Elizabeth, dit-elle d’un ton caressant. David t’attend.
Elizabeth chancelait sur ses pieds, et Ysaye s’approcha pour la soutenir, entrant ainsi par inadvertance dans le nuage de pollen flottant au-dessus des fleurs bleues. La poussière dorée se posa, comme collée, sur ses vêtements. Elle éternua plusieurs fois, puis serra les dents, s’efforçant de respirer le moins possible. Maudit Evans et ses sacrées plantes ! En plus de tout le reste, elle devrait se faire faire une piqûre anti-allergique quand tout cela serait terminé ! En rentrant chez elle, elle ferait bien d’envoyer son uniforme à la blanchisserie, ou mieux encore, à l’incinérateur.
Elle dirait à Aurora de déduire le prix de la piqûre de la solde d’Evans. Ça lui donnerait une leçon.
Elle guida les pas incertains de son amie pour traverser la serre et descendre l’escalier, et c’est alors qu’elle entendit un bruit de pas – venant du couloir, et non du labo et du bureau.
C’était Lorill Hastur accompagné de David. Jamais de sa vie elle n’avait été aussi contente de voir deux êtres humains.
Je lui ai dit qu’Elizabeth était malade, lui dit mentalement Lorill, et, de la même manière, elle le remercia avec effusion d’avoir montré autant de présence d’esprit.
— David, Elizabeth réagit à un ingrédient contenu dans les rafraîchissements, je crois, leur dit Ysaye. Elle a un comportement irrationnel, et tu ferais bien de la ramener à la maison.
— Si quelqu’un est capable de reconnaître une réaction allergique c’est bien toi, Ysaye, répondit David avec reconnaissance. Le ciel te bénisse ! N’importe qui d’autre aurait pensé qu’elle était…
— Ivre ou pire, et aurait ignoré son état, dit Lorill avec tact. Cela vient peut-être des friandises de la fête ; Aldaran aurait dû prévoir que des nourritures inhabituelles pourraient vous rendre malades. Mais après une bonne nuit de sommeil, il n’y paraîtra plus.
David le remercia de la tête ; car à cet instant, les genoux d’Elizabeth se dérobèrent sous elle, et elle faillit tomber, entraînant Ysaye avec elle. David les rattrapa à temps, et souleva Elizabeth dans ses bras comme une enfant.
— Je crois que c’est ce qu’il y a de mieux à faire, dit-il, regardant avec anxiété le visage de sa femme qui pouffait comme en rêve. Après tout, je n’aurais pas fait pour rien des poids et haltères pendant des années !
Ysaye commençait elle-même à avoir le tournis, mais elle parvint à se contrôler jusqu’à la sortie de David. Mais Lorill Hastur n’était pas aussi inexpérimenté qu’il en avait l’air, ni aussi insensible qu’elle l’avait cru. La voyant chanceler il s’approcha pour la soutenir avant qu’elle perde l’équilibre.
Ysaye, je crois que vous êtes malade vous-même. Puis-je vous aider ?
Ça m’ennuie de vous le demander…
Disons que ce sera en remerciement d’avoir si gentiment répondu aux questions de ma sœur. Puis-je vous raccompagner ? dit Lorill en souriant.
Le vaisseau – le vaisseau était si loin – et elle avait l’impression qu’elle n’y arriverait jamais, même avec l’aide de Lorill. Ce n’était pas une réaction allergique ordinaire ; tout autour d’elle était nimbé d’arcs-en-ciel, et elle se sentait ivre comme si elle avait bu toute une bouteille de vin à elle seule.
Mais… elle avait une chambre au Quartier des Célibataires – qu’elle occupait rarement, seulement quand elle faisait double service au bâtiment des sciences.
Je vais vous y emmener, dit Lorill Hastur, suivant ses pensées avec une aisance qu’elle lui envia. Un instant plus tard, il la souleva dans ses bras, aussi facilement que David avait soulevé Elizabeth.
Elle ferma les yeux, car le couloir tanguait autour d’elle ; quand ils s’engagèrent entre les bâtiments, la neige la ranima un peu, mais son euphorie la reprit dès qu’ils rentrèrent dans la chaleur des quartiers d’habitation.
Ce devait être quelque chose dans la nourriture ou le vin – quelque chose qu’il nous a fait prendre à notre insu. Pourrait-il en avoir fait prendre à d’autres femmes du vaisseau ? Ou à toutes ?
Mais cela importait peu, car elle avait rarement ressenti un tel sentiment de bien-être. Lorill ouvrit la porte de la chambre et la referma derrière lui, et les lumières s’allumèrent automatiquement. Il eut l’air stupéfait, et elle pouffa.
Ce n’est pas très poli, Dame Ysaye, la gronda-t-il en souriant. Après tout, ces merveilles venues des étoiles sont des choses que nous n’avons jamais vues.
Son sourire s’élargit en la voyant pouffer de plus belle, puis il se mit à glousser. L’allongeant sur le lit, il regarda les murs, et quelque chose lui sembla si désopilant qu’il s’écroula près d’elle, en proie à une hilarité incontrôlable.
Elle ne put pas lire ses pensées, pas clairement, mais elle saisit quelque chose où il était question d’une ressemblance entre sa chambre et une cellule de moine d’un ordre monastique inconnu.
Et pour une raison qui lui échappait, elle aussi fut prise d’un rire irrépressible. Blottis l’un contre l’autre, ils riaient à s’en couper la respiration, et personne ne pouvait avoir l’air moins monastique que Lorill…
Puis soudain, ils s’étreignirent pour une tout autre raison, et, les sens en feu, Ysaye désira ardemment sentir la caresse de ses mains sur son corps. Peu importait qu’elle n’eut jamais étreint un homme de cette façon – ni que Lorill eût des années de moins qu’elle. Rien n’importait plus, sauf qu’il était mâle et qu’elle était femelle et qu’ils étaient tous les deux emportés dans un tourbillon irrésistible.
En proie à une impatience frénétique, ils s’arrachèrent mutuellement leurs vêtements, chacun lisant si intimement l’esprit de l’autre que les attaches étrangères n’étaient pas un problème. Ils s’abattirent sur le lit, toute raison envolée. Seule demeurait la passion.
Lorill se réveilla le premier dans une chambre étrangement nue – et au bout d’un moment, il se rappela où il était.
Et ce qu’il venait de faire. Il avait séduit – et été séduit par – une vierge des étoiles, femme aussi étrangère à lui, par sa couleur et ses pensées, qu’aurait pu l’être un chieri.
Mais pourquoi ? Il s’était conduit comme… comme une bête en rut ! Ou un pauvre fou pris dans un Vent Fantôme. Et Ysaye également. Pourtant, ils étaient à l’intérieur !
Il fronça les sourcils à ces pensées. Elizabeth avait aussi réagi comme eux.
Avec prudence et circonspection, il ramassa les vêtements d’Ysaye. Et, oui, il y perçut faiblement l’odeur résineuse du kireseth !
Il les rejeta vivement loin de lui. Non, il ne se laisserait pas prendre deux fois de suite ! Mais que pouvait-il en faire ?
Les souvenirs d’Ysaye, inconsciemment partagés, lui donnèrent la réponse. Il reprit les vêtements, évitant soigneusement d’en secouer le pollen, et les fourra dans une conduite descendante. Les pensées d’Ysaye lui apprirent qu’elle menait à une sorte de blanchisserie, où ils seraient lavés et stérilisés avant de lui être rendus. Ainsi, ils ne risqueraient pas d’en contaminer d’autres.
Mais les événements de ces dernières heures ? Que feraient les gens des étoiles quand ils apprendraient sa conduite envers Ysaye ? Et l’apprendraient-ils ? Elle était vierge ; avait-elle juré de le rester pour son travail ? À l’évidence, elle n’avait pas subi le conditionnement d’une Gardienne Ténébrane, sinon, il serait mort. Mais la perte de sa virginité pouvait-elle mettre sa santé en danger ? Ses supérieurs s’apercevraient-ils qu’elle n’était plus vierge quand elle reprendrait ses activités ? Et si elle était enceinte ?
Il pensa aux paroles de son père et de Fiora sur son manque de maîtrise de soi et ses affaires avec les femmes, et il grimaça. Il préférait ne pas penser à ce qu’ils en diraient maintenant – kireseth ou pas kireseth !
Si personne ne le trouvait là et qu’il n’y eût pas de conséquences médicales, Ysaye penserait peut-être que tout cela n’était qu’un rêve. Ce serait sans doute le mieux – même si l’échappatoire n’était pas glorieuse pour lui. Naturellement, si elle était enceinte, son honneur exigerait qu’il reconnaisse l’enfant.
Il s’habilla rapidement, et ouvrit son esprit aux pensées errantes des résidents. S’il parvenait à se glisser dehors sans que personne ne le voie, ce serait l’idéal, pour lui et pour elle. Il ignorait quel était le comportement considéré comme bienséant pour une célibataire chez les gens des étoiles, mais il doutait que celui de la veille justifiât ce qualificatif.
Il attendit qu’il n’y eût personne dans le couloir, puis il sortit discrètement, refermant la porte derrière lui, tout en échafaudant une histoire pour expliquer son absence prolongée à la fête.
Peut-être – une visite à la taverne ? Il devrait y aller, pour que ce ne soit pas tout à fait un mensonge. Et ce n’était pas loin, ce qui était un avantage.
Il arriva sans encombre à la porte du bâtiment et sortit dans la nuit éclairée de neige.
Quand Ysaye se réveilla, elle eut d’autres chats à fouetter que des souvenirs confus de quelque étrange – et plutôt embarrassant – rêve sur Lorill Hastur. Elle avait le ventre noué, les sinus congestionnés, et des vertiges. Elle tituba jusqu’à la douche, ouvrit l’eau chaude en grand et se laissa fouetter par le jet vigoureux. Cela ne fit rien pour sa tête, mais détendit un peu les muscles de son ventre.
Ces crampes expliquaient peut-être la présence de sang sur ses draps. Ses règles avaient toujours été irrégulières, mais elle n’avait jamais eu confiance en la pilule pour les réguler. Elle prenait déjà tant de médicaments qu’elle refusait d’en imposer un de plus à son corps – auquel elle serait sans doute allergique de toute façon. Et elle n’avait sûrement pas besoin de la pilule pour éviter les grossesses ; le célibat présentait moins d’échecs, sans effets secondaires.
Elle sortit un uniforme propre de son placard et l’enfila, écartant résolument de sa pensée ces rêves de Lorill Hastur. Ces horribles hallucinations avaient sans doute quelque chose à voir avec la drogue que Ryan Evans leur avait fait prendre la veille, à elle et Elizabeth. Au moins, elle avait fait en sorte qu’Elizabeth fût avec son mari, et pas avec Evans.
Si elle arrivait à prouver ce qu’il avait fait, sa carrière était terminée. Le Service Spatial passait sur beaucoup de choses, mais ne tolérerait pas qu’il ait drogué des femmes appartenant au personnel en vue de les séduire.
Avant tout, il fallait aller voir Aurora pour une piqûre anti-allergique, avant qu’elle ne soit trop malade pour réagir.
Elle enfila son manteau et sortit de sa chambre.
Chambre ? On dirait une cellule de pénitent à Nevarsin !
Elle releva brusquement la tête. D’où lui venait cette idée ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que c’était que Nevarsin ?
Puis elle secoua la tête pour écarter ces idées, tout en se dirigeant – ou plutôt en titubant – vers le vaisseau et l’excellente infirmerie d’Aurora. C’était sans doute une phrase entendue la veille. Et pour le moment, étant donné ses vertiges, il valait mieux se méfier de ce que lui suggérait son esprit. Elle n’était pas rationnelle pendant ses crises d’allergie.
Le vaisseau semblait à des millions de kilomètres, et elle avait du mal à mettre un pied devant l’autre. Heureusement, juste comme elle arrivait au bas de la rampe, un technicien la croisa au petit trot, la regarda à deux fois et l’arrêta…
Et elle se retrouva devant le visage d’Aurora, penchée sur elle, et qu’elle voyait vaguement, la vue troublée par la migraine.
— … pour moi, c’est une de ses crises d’allergie, disait le jeune technicien. J’ai assisté à la dernière.
— Je crois que tu as raison, Tandy, dit Aurora, très affairée. Merci d’avoir appelé l’équipe médicale. Dans l’état où elle est, elle ne serait jamais arrivée jusqu’ici.
Aurora se pencha sur Ysaye, essayant de prendre l’air rassurant.
— Tu devrais être sur pied dans quelques jours, Ysaye, mais pour le moment tu es assez malade.
Ysaye entendit le faible sifflement de la piqûre qu’on lui administrait, mais tout était lointain et cotonneux.
Il fallait qu’elle leur parle d’Evans, mais parler exigeait un trop gros effort.
Elle entendit la voix d’Aurora s’estomper dans la distance.
— … branchez les moniteurs et démarrez les scanners. Voyez si vous trouvez ce qui l’a mise dans cet état…
— Ysaye ?
De nouveau la voix d’Aurora, assourdie par la distance.
— Ysaye ? Tu m’entends ?
Ysaye ouvrit les yeux et vit le visage d’Aurora à quelques pouces du sien. Elle sentit les tubes à oxygène sur ses joues et dans ses narines. Elle voulut parler, mais elle avait la bouche trop sèche, et elle émit quelque chose tenant le milieu entre le croassement et le grognement. On lui glissa un tube flexible entre les lèvres.
— Tiens, bois un peu – ça ne peut pas te faire de mal, Ysaye, ce n’est que de l’eau. Tu n’as pas bu depuis près de quatre jours, alors tu dois avoir soif.
L’eau lui humecta agréablement la gorge, mais quand elle arriva dans l’estomac, il se révulsa instantanément. Des années d’habitude permirent à Ysaye de rouler sur le flanc et de saisir le bassin posé en permanence près de chaque lit. Aurora l’aida à le tenir, et deux mains secourables ramassèrent le tube qu’elle avait lâché et écartèrent ses nattes. Mais quand elle eut totalement vidé son estomac, la nausée persista quand même. Elle réprima ses haut-le-cœur par un effort de volonté tandis qu’Aurora l’aidait doucement à se rallonger.
— Tu peux nous dire quelque chose, Ysaye, n’importe quoi ? Cela ne ressemble pas à tes crises habituelles. Après la première piqûre, il semblait que tu allais dormir et récupérer, mais comme tu n’étais pas réveillée au bout de vingt heures, nous t’en avons fait une deuxième. Tu n’y as pas réagi non plus, alors nous t’avons administré des fluides IV – comme nous l’avons fait souvent – pour éviter la déshydratation qui commençait, mais la substance qui a provoqué cette crise doit encore se trouver dans ton organisme.
Ysaye regarda autour d’elle, et s’aperçut qu’elle était dans la salle stérile. Il n’y avait absolument rien dans cette pièce à quoi elle fût allergique. Ce n’était donc pas la chambre, ni l’air (qui arrivait purifié par des filtres spéciaux), ni les fluides IV, ni l’eau.
— Essaye de te rappeler, Ysaye, dit Aurora d’un ton pressant. Tu étais au banquet du château. As-tu mangé quelque chose qui t’ait paru bizarre ?
Ysaye commença à retrouver la mémoire.
— Elizabeth… comment va Elizabeth ?
Aurora eut l’air stupéfait.
— À ma connaissance, elle va bien. Elle n’a pas eu besoin de venir à l’infirmerie.
Elle ajouta, à l’adresse du technicien debout de l’autre côté du lit.
— Va quand même vérifier les entrées de la semaine dernière, Tandy.
La voix de Tandy résonna une minute plus tard.
— Négatif. Elle n’est pas venue.
L’oxygène clarifiait les idées d’Ysaye, suffisamment pour qu’elle puisse suivre une idée si elle se concentrait intensément.
— Le banquet… la serre d’Evans… le pollen – est-ce que j’ai encore du pollen dans les cheveux ?
— On va voir, dit Aurora. Apporte le casque de succion, Tandy.
Ysaye sentit un vide partiel autour de sa tête, puis elle entendit la voix de Tandy.
— Il me semble qu’il y a des traces d’une sorte de poussière jaune.
— C’était jaune – ou plutôt, doré, murmura Ysaye.
— Envoie ça au labo pour analyse, ordonna Aurora.
Quand Tandy fut parti, elle regarda les tresses d’Ysaye en soupirant.
— Qu’est-ce que tu dirais si on te rasait la tête ?
— Dans ce climat ? rétorqua Ysaye.
— Tu as raison – tu vas rester un moment à l’infirmerie, mais j’espère pas assez longtemps pour que tes cheveux repoussent.
Aurora se mit à sortir des instruments de divers tiroirs.
— Je vais t’appliquer un masque facial et te couvrir la peau jusqu’au cou. Puis je vais passer une ou deux heures à défaire toutes tes petites nattes, et laver ce qu’il y a dedans. Traitement spécialement réservé aux amies !
— Merci, Aurora, dit doucement Ysaye. Excuse-moi de te donner tant de travail.
— Ne t’inquiète pas pour ça, dit Aurora avec insouciance. Je n’ai rien à faire jusqu’à ce soir. Et c’est vraiment un soulagement de te voir réveillée. Je me demande ce que peut bien être cette poudre jaune ?
Ysaye se réveilla le lendemain matin, garantie sans pollen. Aurora lui dit que les dernières traces d’intoxication avaient été évacuées par son organisme pendant la nuit. Mais dès qu’Ysaye tenta de s’asseoir, elle fut terrassée par la nausée.
— Allonge-toi et ne bouge pas, dit Aurora.
Elle se précipita dans la pièce voisine et revint quelques instants après avec un paquet de crackers salés.
— Grignotes-en quelques-uns, on verra bien si tu les gardes.
Curieusement, cela lui fit du bien. Cinq minutes plus tard, Ysaye fut capable de s’asseoir. C’est alors qu’elle remarqua qu’elle avait les seins lourds et douloureux.
— Aurora, tu es sûre que tu n’as pas un peu forcé sur les fluides IV ? Je me sens positivement bouffie.
Aurora éclata de rire.
— Chez toute autre femme, je ferais un test de grossesse avec des symptômes pareils !
Ysaye se figea, l’esprit traversé de scènes où elle se trouvait avec Lorill.
— Fais le test.
Aurora la regarda, stupéfaite, puis referma la bouche sans rien dire, lui fit une prise de sang et quitta la pièce.
Elle revint quelques minutes plus tard.
— Tu avais raison. Tu es enceinte. Tu veux en parler ?
Ysaye secoua la tête, posant, d’un geste protecteur, ses deux mains sur son ventre encore plat. Elle était incapable de réfléchir, et encore moins de parler.
Aurora soupira.
— Enfin, si tu décides de te confier, je suis là. Mais en attendant que ça te plaise ou non, je suis obligée de mettre le Capitaine au courant.
Léonie eut le souffle coupé par les paroles du docteur, et fit vivement son propre test pour confirmation. Et elle avait raison. Cette femme des étoiles nommée Ysaye attendait un enfant, minuscule amas de cellules qui n’existait pas quelques heures plus tôt.
L’enfant de Lorill.
Elle s’était arrangée pour se libérer le temps que Lorill présente ses excuses à Kermiac Aldaran. Elle avait eu un pressentiment de mauvais augure au sujet de cette mission de repentance ; et, craignant que quelque chose n’arrive à son frère aux mains d’Aldaran, elle avait assisté à toute la cérémonie.
Mais rien ne s’était passé, à part l’humiliation de Lorill. C’était dur à accepter, mais au fond, elle reconnaissait qu’il l’avait bien méritée, et que leur père avait eu raison de lui conseiller de faire personnellement ses excuses. Les Domaines ne pouvaient pas prendre le risque d’un conflit avec Aldaran, surtout pas avec ces étrangers parmi son peuple.
De plus, le peuple des étoiles lui inspirait toujours la même curiosité. Les quelques renseignements glanés par ses contacts mentaux étaient effroyablement incomplets. Elle désirait des informations plus spécifiques, et, Lorill étant là-bas, c’était l’occasion de les obtenir sans révéler sa présence.
Elle était donc restée en contact avec lui jusqu’au moment où il avait pris l’étrange femme noire à l’écart pour lui poser des questions – comme elle le lui avait demandé. Puis elle avait transféré son esprit dans celui de la femme des étoiles, observant ses pensées superficielles sans être détectée, tandis qu’elle répondait aux questions de Lorill, questions qu’elle lui avait demandé de poser. Léonie était fascinée par le monde étrange qu’elle apercevait dans ces pensées – un monde qui semblait jouir de tant de luxe, et pourtant où si peu de choses étaient luxueuses. Un monde serré dans le carcan d’une étrange austérité, et où pourtant les individus disposaient de tant de richesses. Ysaye elle-même jouissait d’une grande liberté – et pourtant avait très peu de choix à sa disposition. En ce sens, peut-être, et par leur amour de la musique, elles se ressemblaient.
Cela la troublait, et en même temps l’intriguait.
Léonie perdit le contact avec Ysaye quand elle craignit pour son amie, puis le rétablit plus tard, et se retira devant les images sensuelles qu’elle y perçut, mais elle se retira trop vite, sans réaliser que l’homme avec lequel se trouvait Ysaye était son propre frère.
Jusqu’au moment où son frère l’avait appelée, pour lui raconter l’incident et la supplier de s’assurer qu’il n’était pas compromis, que la subornation d’Ysaye – quoique inspirée et contrôlée par le kireseth – n’avait pas été découverte. Il avait l’impression que les gens des étoiles, ignorant les pouvoirs du pollen, n’accepteraient pas cette excuse.
Alarmée par la précarité de la situation en laquelle il s’était mis, elle avait accepté. Quand Ysaye se leva et tituba vers l’astronef et l’infirmerie, Léonie vit que, dans l’esprit d’Ysaye, la rencontre avec Lorill n’était qu’un rêve, inspiré par son malaise.
Elle soupira de soulagement, mais resta docilement dans son esprit jusqu’à ce que la guérisseuse assure à la femme des étoiles qu’elle se remettrait bientôt.
Jusqu’à ces paroles !
Elle se retira précipitamment.
L’enfant de Lorill. Le premier Hastur de sa génération, infiniment précieux, et d’autant plus qu’Ysaye était douée d’un puissant laran, ce qui augurait bien pour l’enfant. Elle, Léonie, n’aurait sans doute jamais d’enfant ; c’était donc à Lorill de continuer la lignée. Par des enfants nedesto, si nécessaire, bien que beaucoup d’enfants légitimes issus d’une épouse di catenas des Domaines fussent préférables. Mais tout enfant de sang Hastur devait être choyé et accueilli à bras ouverts ; et encore plus en ces temps où si peu étaient doués de laran.
Elle pesa de toute sa volonté sur Lorill, qui, dans sa chambre du château Aldaran, avait sombré dans un lourd sommeil. Il tenta de la repousser, mais le choc de la nouvelle le réveilla complètement.
Ta folie avec la femme des étoiles a un enfant pour résultat, dit-elle avec humeur. Ça ne peut plus être ignoré, ni par eux ; ni par nous. Il faut que tu l’avoues à notre Père, puis que tu ailles trouver Aldaran pour lui confesser le rôle que tu as joué en cette affaire.
Il essaya de rassembler ses pensées en déroute et d’y mettre un peu d’ordre.
Comment ? Comment peuvent-ils savoir que c’est moi…
Ne fais pas l’idiot, l’interrompit sèchement Léonie, avec l’horrible impression d’être infiniment plus vieille et sage que son jumeau. Cet enfant est un Hastur, nous ne pouvons pas l’ignorer et prétendre qu’il n’existe pas ! De plus, elle se souvient en partie de ce qui est arrivé. Quand elle retrouvera toute sa tête, elle réalisera qu’il ne s’agissait pas d’un rêve inspiré par le kireseth, mais que c’était toi en chair et en os. Et à propos, d’où venait le pollen dont elle était couverte ?
Je ne sais pas ; de quelque part dans cette bâtisse, je crois. Quand elle est allée chercher son amie, Elizabeth, elle aussi, semblait s’être promenée dans un Vent Fantôme. Que dois-je faire ?
Lorill semblait accablé.
Revendiquer l’enfant, bien entendu ! répliqua Léonie avec impatience. Comment pourrait-il en être autrement ? C’est un Hastur, et il doit nous être remis pour être élevé correctement – nous pourrions peut-être le mettre en tutelle chez…
Et si Ysaye veut le garder ? demanda Lorill de façon inattendue.
Elle n’en a pas le droit… commença Léonie.
Ils n’appartiennent pas à notre peuple, lui rappela sèchement Lorill. Ils ne suivent pas nos bis. Même un Hastur ne pourrait pas enlever sa fille à une Renonçante. Selon leurs lois, la mère pourrait avoir le droit de disposer de son enfant. Si elle veut le garder et l’élever elle-même, nous ne pouvons rien faire. Elle peut même l’emmener dans les étoiles si elle le désire – et c’est sans doute ce qu’elle fera. Elle ne se plaît pas beaucoup ici.
Cette idée choqua Léonie au-delà de toute expression. Que cette femme puisse garder un enfant Hastur, non seulement pour en priver son père, mais pour l’emmener là où il ne pourrait jamais être élevé et éduqué correctement…
Il n’y avait qu’une seule chose à faire. Il fallait se révéler à Ysaye, s’en faire une amie, puis la convaincre de leur laisser son enfant après la naissance. Elle devrait donc établir un contact étroit avec cet esprit étranger. Et serait peut-être obligée d’assister à certaines choses embarrassantes – et même effrayantes. Et à des pensées qui lui étaient aussi étrangères que celles d’une non-humaine. Et elle devrait faire un effort spécial pour aimer Ysaye comme si elle était sa meilleure amie – on ne peut pas mentir d’esprit à esprit, et elle sentait qu’Ysaye ne confierait son enfant qu’à quelqu’un pour qui elle éprouverait confiance et affection.
Mais rien de tout cela ne comptait. Il y avait un enfant Hastur en jeu.
Elle s’arma de courage, rompit le contact avec son frère accablé, et se prépara à recontacter Ysaye.
Le docteur lui avait donné quelque chose qui avait un peu amélioré son état ; Ysaye était encore agitée, mais beaucoup plus cohérente, et beaucoup moins désorientée. Le docteur l’avait quittée temporairement.
C’était le moment ou jamais de se révéler.
Ysaye ? dit Léonie avec circonspection, tandis qu’Ysaye sursautait à sa voix. Vous ne me connaissez pas, mais je suis la sœur jumelle de Lorill, et nous avons beaucoup de choses à discuter…